Tout était réglé à la minute près.
L’arrivée à l’église, le oui, le trajet jusqu’au domaine, parking, toast, photos et tout.
Charlotte avait tellement répété avec nous chaque partie de son mariage que, pendant le dîner, je me suis dit Si quelqu’un fait une erreur, si quelqu’un chute, s’étouffe, casse un verre, bref, elle va se lever et faire Stop, on reprend tout depuis le début. Et tout le monde va reprendre.
Oui, c’est quelque chose comme ça, que je me suis dit en mangeant la mousse de crevette. J’ai l’impression qu’on répète un spectacle pour ma sœur. Ma mère, mon père et moi. Elle, en robe blanche et rouge à lèvres impeccable, qui nous surveille et nous dirige.
Avec les parents, on a déserté la table d’honneur, une première fois pour fumer sur la vapoteuse de maman en bas du perron. On est revenu ensuite s’installer pour l’entrée et j’ai affiché, devant les couples parfaitement parfaits que forment les quatre frères et sœurs du marié, un sourire maladroit. Arnaud est le dernier, alors bien sûr, ils gèrent parfaitement l’exercice du mariage et de la table d’honneur sur le bout des doigts. Moi, je leur pose des questions poliment. Je veux montrer à ma sœur que je cherche à m’intégrer. Fais un effort pour que tout le monde passe un moment agréable.
Tout le monde, c’est-à-dire la famille d’Arnaud.
Qu’importe.
Une fois l’entrée terminée, mon père cherche ma mère du regard. Et on se lève, tous les trois, pour se réfugier de nouveau sous le perron. Un serveur s’y fait méchamment démonter par, visiblement, son patron. Il baisse le ton quand on s’approche et les deux s’en vont en nous souriant.
Maman tire la première sur sa vapoteuse. Le soleil est en train de se coucher et je me fais la remarque que la journée m’a paru interminable. Que je me suis levée enfant et que je vais me coucher vieille.
Ma sœur a toujours eu un faible pour le différent. Faut entendre ici, différent de nous. À 20 ans, elle tomba amoureuse d’un mec un peu paumé, pour lequel elle quitta la maison. Elle s’installa dans le squat du gars. Rapidement, elle se rendit compte que ça n’allait pas le faire, Charlotte déteste les douches partagées. Ensuite, ce fut un mec fou de parapente et de randonnée. Elle s’acheta tout le matériel, se mit à faire des GR et à nous parler des spots idéaux pour le para. Dix mois dans le massif des Vosges lui suffirent. Charlotte revint pour nous annoncer : elle a le vertige.
Elle avait trouvé dans ses aventures amoureuses des détours au chemin très emprunté qu’ont suivi mes parents et que je prends aussi, car c’est là où je me sens bien.
Le milieu, le moyen, le normal.
Banlieue pavillonnaire, club de judo, conduite accompagnée, week-end à Paris entre amies, bac, études à Bordeaux, puis CDI près de là où on a grandi, puis mariage, puis famille. Bon, pour ma part, je me suis arrêtée au CDI. Mais le reste viendra.
Avec Charlotte, on a passé toutes ses étapes ensemble. Épaule contre épaule, on s’était suivi de près, car on n’a qu’un an de différence. Et sur le trajet de l’école, j’avais déjà senti sa tendance à dévier. Un jour, elle s’était pris une boîte aux lettres en plein front. Et on avait apprit ensuite que le gars n’arrivait plus à l’ouvrir pour récupérer son courrier. On en rigole encore aujourd’hui quand on passe devant chez lui. C’est-à-dire tous les dimanches soirs, lorsqu’on va au méga CGR pour notre rituel film de fin de semaine. C’est un truc qu’on faisait tous les quatre depuis mon premier souvenir. Maintenant, on est souvent que trois entre moi et les parents, mais Charlotte nous accompagne quand elle est de passage à la maison. Et le temps d’un instant, c’est comme avant.
C’était la vie normale et malheureusement, ça appartient au passé. Car Arnaud n’a rien d’un mec normal et entendre parler du Domaine de ses parents vers Cognac résume bien la chose. Et cette petite particule, arg, que ma sœur va adopter en même temps que toute cette grande famille de guindés.
Mon père, qui a pris la vapoteuse, a le regard dans le vide. Je sais précisément à quoi il pense. Car c’est à ce moment même que son show aurait dû avoir lieu. Tu te rends compte, elle refuse que je lui chante la chanson. Soit-disant c’est pas leur manière de célébrer la chose ! Il avait dit ça à ma mère d’un air mi énervé et surtout beaucoup triste. La scène avait eu lieu au dîner, un jour de week-end. Ou un soir de semaine ? Je sais plus, je confonds. J’habite avec eux.
La chanson, c’est Mistral Gagnant, que ma sœur avait appris au piano à genre 7 ans et que mon père chantait avec elle à chaque anniversaire, chaque Noël, chaque occasion. Tout le temps. Leur petit truc à eux deux, quoi. Et Charlotte avait senti que mon père allait se lancer pendant le mariage, micro à la main. Elle l’avait appelé et lui avait demandé de jurer qu’il ne le ferait pas. Le pauvre, il nous en parlait depuis déjà quelques semaines, de sa chanson, qu’il a dû ravaler.
Pour détendre mon père, je lui tends la main. Fais passer le micro. J’aspire à mon tour dans la vapoteuse. Goût caramel, c’est bof, mais mieux que l’odeur de tabac qui aurait imprégné nos belles tenues. Déguisements validés par Charlotte, bien sûr ! Elle est venue à la maison il y a deux semaines pour qu’on lui montre. Elle avait commandé pour nous, mais on est quand même resté planté avec les parents, en rang d’oignon, face à elle pour qu’elle nous valide de nouveau.
Quand Charlotte avait amené son futur mari à la maison pour la première fois, je l’avais trouvé raide de la nuque, le Arnaud. Je m’étais dit il a des courbatures. En fait, il est tout le temps comme ça. Un peu raide aussi sur certains sujets que ma sœur nous avait demandé de ne pas aborder. Comme la politique. Mais à part ça, honnêtement, il est gentil et surtout follement amoureux de ma sœur. Alors quand mes parents s’étaient inquiétés après leur annonce de mariage, je leur avais fait un petit speech. Elle est heureuse et c’est ça le plus important.
Et je saurais pas vous dire pourquoi, mais ce soir, une fois assise à la table d’honneur, entourée avec mes parents de personnes qui nous ressemblaient pas trop, et ben à ce moment-là, j’ai regretté.
J’ai même eu un peu peur. D’avoir fait une connerie.
Après tout, c’est ma sœur, merde !
Vous êtes là ?
Charlotte, visiblement, nous cherchait. On fait juste un entracte. Dit mon père. Et je me dis qu’avec ces termes, on assume officiellement l’idée qu’on est en pleine représentation.
Ma sœur ne dit rien et s’approche. Elle galère à descendre les cinq marches avec sa robe, je viens alors l’aider.
C’est fou, elle nous dit, au moins dix personnes de plus veulent finalement rester dormir ce soir. On va pas avoir assez de place au domaine ce soir
Elle-même, elle sait que c’est bizarre comme phrase, c’est limite drôle. Puis, elle se met à enchaîner : ça me tue ce genre de comportement, quoi. Son visage devient rouge. Elle ouvre la bouche, mais ça sort bizarre. On perçoit que le Putain merde quoi de la fin.
Mon père la prend par les épaules, la secoue gentiment. Hé Cha, ça va bien se passer ok. Ça se passe déjà bien, ça se passait bien avant, ça se passera bien dans le futur.
Et là, les choses sont allées super vite.
Après deux trois phrases, ma sœur rigole. Mon père se met à chanter.
À m’asseoir sur un banc.
Charlotte danse avec lui. Et ma mère se déhanche à côté en vapotant.
Je sais pas trop comment vous expliquer car c’est même pas compréhensible mais, d’un coup, face à eux, j’ai éclaté en sanglots.