Récits ordinaires

Si mal bien tombée

Je creuse à la petite cuillère dans ma terre mémorielle. J’essaye de comprendre comment j’ai pu me gourer à ce point. L’évidence m’était tombée dessus un soir après les cours où tu m’avais annoncé :

Baptiste, c’est mon mec maintenant

Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça ? 

Je creuse. 

Deux semaines plus tôt, on était allées toutes les deux à une soirée organisée par ta pote de la danse. On s’était d’abord traînées avec une grosse flemme, avant de s’y amuser. On dansait comme des déchaînées. Bras désarticulés, meufs possédées. J’adorais te voir aussi libre et folle. Les gens nous jugeaient, mais ça rendait l’exercice encore plus drôle. Puis, comme à notre habitude, quand la chanson I Kissed a Girl a démarré, on a planté notre mise en scène. Toi, d’un côté du salon, moi, de l’autre. Puis, on s’est avancées… lentement, pour se rejoindre au milieu de la pièce. Le jeu était toujours le même. Au refrain, on s’embrassait passionnément. Mes mains derrière ta tête, les tiennes autour de ma taille.
I kissed a girl and I liked it

On savait faire notre effet. 

En fin de soirée, un groupe de mecs dont Baptiste faisait partie nous avait offert une place dans leur cercle. On avait fumé avec eux la chicha. On parlait et le Baptiste avait demandé Vous êtes des lesbiennes non ? Arrogante, provoquante, t’avais répondu sans le quitter du regard. On l’est seulement pour faire bander les mecs.

This was never the way I planned, not my intention.

Banale, comment t’as pu être aussi bigleuse ? 

Tu m’avais donné le goût d’être une meuf. Avant, j’évitais les groupes de filles et préférais l’amitié de deux ou trois électrons libres. Et pourtant, arrivée au lycée, me voilà à passer mes soirées à traîner chez toi. On partageait tout. Et t’étais devenue un peu comme une sœur sans frontière. Dans les cabines d’essayage, aux toilettes, sous la douche, peu importe, puisqu’on était ensemble. 

Je creuse. Et plus je cherche à comprendre comment tout ça a pu se passer, moins mes souvenirs sont précis. 

Nos parents respectifs ne cherchaient plus à savoir où on était le soir. On était ensemble, toi et moi. Certains auraient pu dire qu’on ne faisait rien et qu’on devait se faire grave chier, toutes les deux. À vrai dire, toi et moi, dans une chambre, c’était des possibles infinis.

On prenait des photos sur Insta en s’amusant de ce que les gens allaient dire. Tu m’appelais Ma vie, Mon amour. Moi, je crois que je n’avais pas de surnoms mignons à te donner. Je t’appelais juste, mais je t’appelais souvent. 

Tu te moquais gentiment de mon caractère de cochon. Tu m’embrassais sur la joue quand je boudais. Je creuse et je tombe sur ce bracelet qu’on s’est offert mutuellement. Ça devait être quelques semaines après notre première rencontre. Je ne l’ai jamais quitté. 

Je remonte encore le temps, ma mémoire devient dure et dense. Elle ne laisse aucune place à l’interprétation. Ce sont des souvenirs en bloc, des émotions brutes. 

On goûtait chez moi, tu m’as demandé si je connaissais les Smiths. Sur le coup, je m’étais figée et une excitation était montée en flèche du creux de mon ventre jusqu’à mes joues. Les Smiths, non, je ne les connais pas. Je les adore. Mais je n’avais pas osé te le dire. C’était la première fois que je venais chez toi et j’avais eu peur que tu trouves la coïncidence trop grosse. Peur que tu comprennes que je nous aimais déjà ensemble.

Je t’ai laissée alors me faire découvrir des musiques dont je connaissais les paroles par cœur, juste pour passer des moments avec toi. 

Tu aimais les Smiths, putain. Pour moi, ça voulait tout dire.

Je creuse et clink. La cuillère vient heurter du métal. Une boîte tapie au fond de ma mémoire. Un premier souvenir que j’ai gardé jalousement, comme un trésor. 

J’ouvre ? Y avait-il, dès le début, un signe qui m’ait échappé ? 

Je marche sur des tapis en bas des voies à la recherche de ma gourde. Je fouille au milieu des baudriers et des cordes. La prof de sport crie, je crois, et là tu me tombes littéralement dessus. Ta coéquipière, visiblement trop étourdie, t’a laissé beaucoup trop de mou et tu es venue t’étaler sur moi. 

Toi, que je n’avais jamais vu auparavant car tu faisais partie d’une autre classe, je te découvre m’écrasant sous ton poids. Autour de nous, on s’affole, on nous amène à l’infirmerie. Je suis sonnée et tu souris nerveusement. L’infirmière panique beaucoup trop. Nous dit qu’on aurait pu devenir paraplégiques, voire même mourir. 

Nous deux, on se regarde. 

J’ai l’impression que ta chute nous a propulsées dans un univers parallèle et complètement absurde. On rit. L’infirmière est à deux doigts d’appeler les pompiers. On tente de la rassurer. Elle nous dit, en tout cas, d’une certaine manière, vous êtes très bien tombées l’une sur l’autre. 

C’est une phrase qu’on se répétera souvent dans les mois qui suivront. J’y voyais une prophétie.

Et là, ce mec que je n’avais jamais pensé être une menace, ce pauvre type qui pense être cool parce qu’il a un vieux groupe et qu’ils jouent dans un garage. Ce mec. Débarque. 

Reste en moi ce trou béant dans lequel je plonge souvent au détour d’une pensée, espérant secrètement qu’il y aura, un jour, une fille aussi géniale que toi sur laquelle je puisse bien tomber.