Récits ordinaires

Pas demain la veille

Elle ne lui avait jamais posé la question avant leurs 30 ans. 
Cela lui semblait une évidence, un bébé. 

Elle aurait dû.

A lui, l’idée d’un enfant ne semblait pas le mouvoir. 
Elle n’avait pas insisté. Cela viendra avec le temps. 

Elle a vu ses amies, une à une, tomber enceintes. 
L’annoncer. 

Elle imagine comment, elle, elle aimerait donner la nouvelle. 
Peut-être quelques choses de sobre. De retenu.

Elle sait que, plus les années passent, moins l’effet produit est intense.
Ce ne sera pas le premier bébé de sa famille, ses parents sont déjà grand-parents avec ses neveux et nièces.
Ce ne sera pas le premier bébé de ses groupes d’amis ou de son cercle de collègues. 
Mieux vaut tard que jamais, elle se dit. 

Et les années passent. 

Elle s’émerveille devant les poussettes au parc. Elle lui dit Tellement mignon tu trouves pas ?. Il sourit poliment.

Elle a hâte de vivre ce futur.
Lui, l’avenir l’angoisse. 
Elle lui parle de la matérialisation de leur amour en un petit humain aux pieds potelés.
Il lui cite le rapport du GIEC. 
Elle veut de nouvelles vies. Il pense aux futures morts.

Peu à peu, les personnes se classent dans le rayon Parents de la bibliothèque sociale. 
Même les hommes les moins rangés, les grands gamins.
Même celles qui refusaient d’en avoir pour des raisons politiques. 
Elles s’adoucissent et posent maintenant leur main sur leur ventre arrondi. 

Elle les envie tous et toutes. 
Un peu beaucoup.

Elle a déjà sa liste de prénoms. 
Une fille : Emma ou Hortense.
Un garçon : Alix ou Joris. 
Elle a ajouté Joris car son homme a dit un jour, c’est un beau prénom. 
Depuis, elle veut un garçon.

A table entre amis, on parle maintenant de remontées de lait, de co-dodos, de couches lavables.
On raconte le postnatal comme un voyage. 
Elle prend note, dans sa tête. Et même si la destination semble intense, elle a hâte de faire sa valise pour la maternité. 

Elle n’appartient pas encore à la caste des mères.
Elle le sait, elle le sent. 
Elle est une femme qui n’a pas encore utilisé la fonction biologique de son corps.
Ce pouvoir que les hommes n’ont pas. 
Ce pourquoi du sang coule chaque mois le long de ses parois vaginales. 

Un jour, elle lui annonce Je veux arrêter la pilule.
Il respecte son choix, Les hormones c’est pas bon pour le corps
Il propose de mettre des capotes. 

Mais quand la pénétration vient, il est mou.
Il n’a plus l’habitude de cette peau de plastique. 
Elle lui dit de faire sans, de se retirer avant. 
Il s’y prend trop tard et jouit en elle.

Oui. La joie monte comme une flèche.
Allongée le noir, elle compte les jours et réalise : elle est en période d’ovulation.
Elle est émue, jusqu’aux larmes, et ne ferme pas l’oeil de la nuit. 
Lui n’en reparlera pas le lendemain.
Elle ne veut pas s’emballer donc elle attend patiemment le jour de ses règles. 

Elle sent déjà une énergie nouvelle. 
Si elle a la vie en elle, elle accoucherait en mai. 
Ça lui plait, ils pourront l’annoncer à Noel. 
Comme un miracle.

Comme rien n’est encore sûr, elle ne raconte pas les nausées qu’elle a certains matins.
Elle devient superstitieuse dans ses phases les plus pragmatiques.
Autrement, ses pensées fusent. 

Elle veut devenir le centre d’attention et d’intentions de tout le monde. 
Elle veut que les grands-mères s’attendrissent devant son gros ventre.
Elle veut le sentir bouger.
Avoir peur de le perdre, aller aux urgences, être rassurée par des sages-femmes bienveillantes.
Elle veut pousser jusqu’à le faire sortir, avoir mal ? Peu importe. 
Elle veut pleurer en le tenant pour la première fois contre sa poitrine. 
Elle veut être larguée les premiers jours. Le présenter à sa famille. À ses amies.
Il me ressemble ?

S’émerveiller devant un sourire. 
Se plaindre de la fatigue.
Changer des couches. 
Laver du vomi.
Perdre patience et s’attendrir. 

Elle veut tout ça.

Et le jour où ses règles sont censées arriver, elle se retient toute la journée d’aller aux toilettes. 
Préférant l’espoir à la réalité.