Récits ordinaires

Elle l’a aimé pour ce qu’elle hait

Elle arrive au café à l’heure. On s’installe en silence avant d’enclencher les banalités.
Comment ça va ? Bien bien.
Pas si bien. Elle sourit un peu trop, évite les silences. Puis, elle m’en parle. Ce matin, il est venu chercher ses dernières affaires. Elle ne le reverra plus. 

Elle l’avait considéré comme un coup d’un soir. Puis, s’était laissée emporter dans une histoire non plus de cul, mais de cœur. Lors de leur premier échange, elle le trouvait trop coincé, trop guindé. Il ressemblait à un trentenaire déjà vieux. Elle était libre, insolente et refusait de se dévouer à une seule relation. Au vernissage où ils s’étaient croisés, il faisait tâche et ne semblait pas s’en rendre compte. Il lui avait parlé des cours d’histoire qu’il donnait à la fac de Marne-la-Vallée. 
Il disait  Je suis choqué par le manque de culture générale des élèves de nos jours
Elle pensait Vieux con.

Bizarrement, avant de partir, il lui avait proposé un dernier verre dans un bar proche de la station de métro Volontaires. 
Elle avait dit pourquoi pas. 
La solitude des jeudis soirs lui pesait, maintenant que toutes ses amies étaient en couple, voire en cloque. Ils avaient donc passé la nuit ensemble et elle l’avait trouvé touchant. Il était hésitant dans ses gestes, elle l’avait même senti trembler. Une semaine après, ils allèrent au cinéma ensemble.
Sans se rendre compte, elle devint peu à peu sa copine. 

De lui, elle aimait ce qu’elle avait détesté au premier abord. 
Il n’était plus pédant, mais devint intellectuellement supérieur. 
Il n’était plus coincé, mais savait se tenir
Elle l’avait trouvé conservateur, elle disait maintenant Il a des principes.

Elle qui aimait le punk, les bouquins de Despentes et les séries B. Lui, vivait sur un autre continent culturel. Adolescente, elle passait ses dimanches à s’emmerder dans les rues de Dijon. Lui, les passait en famille dans les musées parisiens. 
Un soir, au diner, elle compara un de ses collègues au présentateur du Juste Prix. Il ne comprit pas de quoi elle parlait. 

Elle se mit à l’admirer et à vouloir s’installer dans son monde à lui, de livres et de brasseries chics. Elle rencontra, autour d’un pot-au-feu revisité, ses parents. Elle reconnut l’élégance bourgeoise dans sa mère. À les entendre parler, elle se crut dans un vieux film. 

Ils vivaient chez l’un, puis chez l’autre. Dormaient toutes les nuits ensemble, mais voulaient prendre leur temps. Elle organisa chez elle son anniversaire. Il allait avoir 32 ans. Elle avait pris soin d’inviter toutes les personnes qu’il appréciait. Elle se sentait un peu larguée dans ce genre de soirées, au milieu des enseignants-chercheurs et des anciens de Khâgne

Après le gâteau, on proposa un jeu. Post-it sur le front, il faut trouver le nom d’une personnalité. Les gens deviennent peu à peu la leur. Tout le monde rigole bien, la soirée est réussie. 
Elle, elle prend plus de temps à trouver. Elle est la dernière. Certains, dont lui, se sont désintéressés du jeu et ouvrent une discussion en parallèle. 
D’autres, l’encouragent, lui donnent des indices évidents. Mais elle ne trouve pas. 
Elle retire le Post-it : Schopenhauer. 

Elle ne sait pas qui c’est. 

Aujourd’hui, elle veut m’expliquer, mais ne comprend pas encore. 
Elle me parle d’un commun accord. On était trop différent. 
Elle cherche le bon côté des choses, une sorte de chant du cygne.
Tu sais, grâce à lui, j’ai appris plein de choses. 
Je dis : Tu savais déjà plein de choses ! 
Elle dit : Non mais d’un point de vue de l’Histoire, des anecdotes précises ou même juste des trucs de vocabulaire. 

Meuf, j’ai jamais su si on disait un ou une moufle. Et le savoir, ça va ni changer ta vie, ni changer qui tu es.