Tu m’as dit On va partir Banale. On va retourner à Londres.
Comme il y a 10 ans, quand tu avais perdu ta mère et c’était la panique. J’avais déboulé chez toi à Antony et tu m’avais dit Faut qu’on se casse.
On s’était cassé.
On n’avait pas trop les moyens et on avait bêtement choisi une destination chère. Du coup, on avait réservé à l’arrache une vieille auberge de jeunesse au centre de Londres.
Tu pleurais beaucoup dans le dortoir, je te roulais des American Spirit en t’écoutant.
Sur le retour, tu as entamé un deuil qui a duré plusieurs années.
Tu m’avais dit Ma mère je la haïssais autant que je l’aime.
Je me souviens bien de cette phrase, car tu avais conjugué haïr au passé et aimer au présent. Sa mort t’a permis de lui pardonner. Ses excès de colère, ses moments de dépression. Depuis, tu l’ériges en modèle, tu contes son combat contre le cancer à qui veut bien l’entendre. La mort rend les gens beaux, c’est Philippe Katerine qui le chante. Et je crois que c’est ce qui t’est arrivé. La mort a rendu ta mère belle.
Hier, je t’appelle en pleurs. J’ai le coeur fendu, la plaie est nette et profonde. J’avais trouvé un gars bien, on s’est installé ensemble et on a vécu notre vie. Mais le gars bien a trouvé une meuf encore mieux. Assis au bord du lit, avec des mots sincères et pesés, il m’a dit qu’il partait. Il m’a ensuite embrassé le front, et il est vraiment parti.
Je n’ai pas bougé depuis 24 heures, sauf pour aller me vider aux toilettes.
Le lit est devenu une faille dans laquelle je me suis engouffrée la tête la première. Et je chute, j’ai peur de ne jamais toucher le fond. J’attends l’impact. Il ne vient pas.
Tu débarques de Marseille, tu me fais à manger, je n’arrive pas à avaler quoi que ce soit.
Et tu me dis On va partir Banale, on va retourner à Londres.
C’est un peu notre manière à nous deux de survivre.
Je m’en veux, car tu étais bien plus en droit de sombrer quand ta mère est morte. Un coeur brisé par un mec n’égalise pas la mort d’un parent.
Le soir suivant, on est dans l’Eurostar et je paye un pain au chocolat 2 euros 80.
C’est la première chose que je mange depuis deux jours.
JOUR 1
2015
On a dormi dans le même lit, je t’ai serré dans les bras, j’avais peur que tu pleures mais tu n’as pas versé une larme de la nuit. J’ai senti que tu as gardé les yeux ouverts, ça se voit ce matin. Tu as d’immenses cernes que je peine à ignorer.
Meuf, je voudrais dire que je t’aime tellement.
Je voudrais remplacer ta mère pour pas que tu aies peur. Mais il me semble que c’est plutôt moi, la fille effrayée. Je ne sais même pas si tu réalises encore, qu’il y a quelques jours, on l’a enterré. Je repense à ton père qui a failli vomir à la sortir du crématorium. Cette image va me hanter toute la vie.
On est sorti du dortoir autour de midi. J’ai demandé au mec de l’auberge, avec beaucoup de mal pour me faire comprendre, un café sympa dans le coin. On s’est retrouvé dans un endroit plutôt cher et blindé de gens bruyants. On s’est alors posé dans le parc Saint-James pour fumer. Il faisait gris sans pleuvoir. Tu m’as dit C’est un temps lâche. Qui n’a pas les couilles d’être vraiment beau ou mauvais.
2025
Les lits grincent, je suis dégoûtée qu’on ait dû partager un dortoir avec de jeunes cons qui rentrent bourrés à deux heures du matin. Non, ils ne m’ont pas réveillé, je n’ai pas fermé l’oeil. Mais ils ont ensuite ronflé comme des connards. D’une respiration lente et apaisée. De mon côté, j’ai cherché à prendre mon poux dans le noir. Impossible de le sentir, il est inexistant. Je suis officiellement morte.
Ce matin, j’ai pleuré parce qu’il y avait plein de cheveux dans la douche et que j’avais envie de mourir. J’ai pas pleuré avec des petits sanglots de filles comme dans les films. J’ai pleuré avec de gros râles.
Tu m’as entendu depuis le couloir de l’auberge de jeunesse, tu m’as dit Je vais prendre un hôtel.
On partage maintenant un lit double dans une chambre privée avec une salle de bain privée et je me sens enfin à l’aise. Il y a une baignoire, je prévois d’y passer ma semaine.
JOUR 2
2015
Je vais écrire un roman sur ma mère.
T’as dit ça comme si tu venais d’avoir une épiphanie, comme si ça pouvait la faire revenir.
Je t’ai encouragé. On avait lu, au lycée, un bouquin d’une femme qui écrivait sur sa mère bipolaire et on avait trouvé ça bien. T’as commencé à écrire sur une serviette du bar où on a pris une assiette de frites et des bières. On s’est super excitées sur ce projet. C’est comme ça que naissent les chefs d’oeuvre. Tu m’as dit que tu voulais arrêter le CAPES, pour commencer l’école des Beaux-Arts.
T’as toujours voulu être une artiste et je t’ai encouragée. C’est maintenant. C’est maintenant que la vie change. Plus tard, il sera trop tard.
Le soir, on a voulu aller danser mais on n’a rien trouvé parce qu’on n’arrive pas à se connecter à la wifi et qu’on doit demander aux gens dans la rue. Et les gens ici sont pas très coopératifs. Bref, on est en mode avion depuis qu’on est montés dans l’Eurostar.
On est rentré dormir à l’auberge. Cette fois, on a chacune un lit, et je me dis en écrivant ça, que c’est pas tant les meubles qui font le confort, c’est plutôt les gens qui nous entourent. (Avec ce genre de phrase-là, je vais me mettre à écrire un roman moi aussi !)
2025
Je n’arrive pas à me lever. Je suis désolée, je n’arrive pas à me lever. Tu me parles, tu essayes de me changer les idées. Tu me racontes ton quotidien à Marseille, les différentes classes que tu as. Les 3e sont chiants, les 6e sont mignons. Ton théâtre quotidien dans le sud me paraît idyllique. Je te jalouse un peu.
Tu me racontes aussi ta vie de célibataire, que tu chéris. Je sens que tu cherches à combler mes pensées. Et tu as raison. Dès que tu t’arrêtes de me parler, dès que tu vas pisser, tu me retrouves de nouveau écroulée dans le lit. Et il te faut bien une heure pour rassembler tous mes morceaux.
J’ai fait une connerie, je lui ai envoyé un message en l’insultant. Il a vu, j’ai supprimé le message et je me suis excusée. Je suis une vraie merde.
Je suis la détresse incarnée. J’ai honte de moi. J’ai honte de ne pas réussir à rire quand tu imites Vincent Cassel.
J’ai envie qu’il revienne, qu’il me dise que c’est une blague, que je l’engueule et qu’il s’excuse, puis qu’on fasse l’amour.
Je passe par des phases de colère intense et je te dis qu’il ne me méritait pas. Tu acquiesces.
JOUR 3
2015
Aujourd’hui, tu n’as pas réussi à quitter le dortoir avant 19h. Je t’ai regardé regarder le plafond. Je t’ai amené un café, j’ai fait des blagues en mode On est des gangstas car Food prohibited in dormitories. Tu m’as ignoré et je comprends.
Ta détresse me fait terriblement peur.
J’ai dû flamber mon forfait aujourd’hui. J’ai paniqué à un moment et je suis sortie fumer et appeler ma mère. Comme pour vérifier si elle était toujours en vie. Ma mère m’a rassuré et m’a conseillé des musées à visiter. J’espère qu’on pourra y aller demain. Je t’en ai parlé t’as dit OK mais j’y crois pas. J’ai l’impression que ton corps pèse des tonnes et que tu as du mal à le porter.
Je te connais et je sais que tu n’es pas comme ça d’habitude. On fait une soirée jeux de société avec des mecs argentins dans l’espace collectif de l’auberge. On a du mal à se comprendre, mais le Uno est une langue universelle. Tu dragues lourdement un mec qui se montre plus que réceptif. Son pote est relou avec moi, donc je te fais signe, plusieurs fois, que j’ai envie qu’on aille se coucher, toi et moi. À un moment, tu décides enfin de m’accompagner, mais dans la nuit, je remarque que ton lit est vide.
2025
Notre chambre d’hôtel a un petit balcon avec une table et deux chaises. J’insiste pour partager le prix de la chambre. Je sais très bien qu’avec ton salaire de prof, ça va te mettre dans le rouge. Tu refuses, un peu par fierté, je pense. Tu me dis Après tout c’est les vacances scolaires. J’en profite. Mais ça sonne faux, car des vacances avec quelqu’un comme moi, ça donne pas envie.
Hier, tu parlais beaucoup, un peu trop à mon goût, même si je sais que ça vient d’une bonne intention. Aujourd’hui, tu lis en silence.
Je te promets que demain, On va sortir. Promis, je te dis, j’aurais la force mais j’ai juste besoin de rester dans mon bain actuellement. Depuis la baignoire, je scrolle sur Instagram non stop. Ça me vide le cerveau, j’ai besoin de ça.
J’ai aussi installé Tinder et, en créant un profil, j’ai eu envie de crever.
J’ai envie que tu quittes la chambre pour que je puisse pleurer sans relâche et pourtant. Tu restes là, tu planifies notre journée de demain et me proposes qu’on se prenne une revanche sur le musée.
JOUR 4
2015
Aujourd’hui, on est levé à 10h.
Arrivées devant la billetterie du British Museum, on nous conseille de réserver nos places en ligne. Par réflexe, tu désactives le mode avion et là tu reçois dix, quinze, vingt messages de personnes que tu connais de près ou de loin. Toutes, elles te disent bon courage, condoléances et tout. Ton téléphone vibre sans s’arrêter pendant une longue minute. Ça donne le vertige.
Toi, tu dis absolument rien. Tu restes figée au milieu du hall. Le regard rivé sur l’écran de téléphone sur lequel s’affichent, une à une, les notifications.
Puis, tu relèves la tête et tu me dis calmement J’ai envie de rentrer chez moi.
Dans le train du retour, on tombe dans un carré et je me suis dégoûtée qu’on ait payé aussi cher un voyage. On aurait dû prendre l’avion, c’est moins cher, mais j’imagine que ce n’est pas ta priorité. Tu es du côté fenêtre, nos voisins d’en face se sont endormis. Je vois ton visage se refléter sur la vitre et je me dis que tu dois avoir pris 10 années de maturité et que moi, je n’ai jamais connu le deuil.
Je dors un peu et je me réveille. On parle de Londres, cette ville qu’on ne connait pas du tout malgré notre séjour. Ça nous fait sourire.
Tu me dis, d’humeur philosophe, Ma mère je la haïssais autant que je l’aime.
Je me moque un peu de toi, super quatrième de couverture.
2025
En attendant le métro, on se rappelle que pour le musée, il faut qu’on réserve nos billets à l’avance.
Tu me parles un peu de ta mère et me disant C’est fou, l’humain, on est capable de se remettre de tout.
Je te crois. J’ai envie de te croire.
C’est l’occasion de rebondir, Banale, de réinventer ça vie !
J’ose pas te dire que les trucs comme ça de développement personnel, ça me fait plus que chier. Toi-même, tu m’as parlé pendant plus d’un an de l’écriture d’un livre sur ta mère. Et t’as jamais aligné plus d’une page.
J’ai envie de rentrer à Paris. D’être de nouveau chez moi. De dompter ce trou béant dans la poitrine. De le remplir avec d’autres choses… des amis ? Des plans culs ?
On est encore parties pour se faire croire qu’on avait une prise sur ce monde chaotique. Je t’aime d’avoir encore fait cette connerie avec moi. Dans l’Eurostar du retour, je te paye un goûter. Je vois des couples partout autour de moi qui s’aiment et tu le sens.
On en parle. Je te raconte comme je l’aimais, comme je l’aime encore. Je te dis que j’ai peur. Tu m’écoutes.
On arrive à Paris, je sens que je vois le fond. Je sais que d’ici quelques semaines, je vais l’atteindre. Je vais m’écraser violemment et alors, enfin, je pourrais essayer de rebondir.