Récits ordinaires

La mer, ça va pas te tuer

En haut, la nuit. Les étoiles. L’été.
Devant, il y a la mer. Et dedans, mes copines qui rient. Putain, qu’est-ce qu’elles braillent fort. 
En bas, les vagues qui vont et viennent. Et mes pieds qui s’enfoncent dans le sable.
Derrière, il y a Ophélie, immobile sur la plage. Je peine à lire son visage dans le noir. 
Tu viens ?
Non, je viens pas.

Depuis la mer, les copines nous appellent. J’insiste un peu, On y va Ophé ? mais elle refuse. 
Je ne viens pas, Banale. Je ne peux pas aller dans l’eau.
Un silence. Elle ajoute J’ai peur de m’électrocuter. 

A ce moment-là de ma vie, j’ai 16 ans. Et je n’ai pas de quoi comprendre ce qu’Ophé est en train de me dire. C’est les premières vacances que je fais sans mes parents. On est 4 meufs à porter l’amitié en étendard. Nous contre les mecs, nous contre les vieux. Nous pour la vie. 
Mes préoccupations sont les suivantes : Ne pas perdre mon téléphone. Appeler mes parents tous les jours à 18h pour leur dire que ça va. 
Mes objectifs de l’été : Être libre. Flirter avec des mecs. Se retrouver dans des situations marrantes. En rigoler avec les potes ensuite. 

Alors quand Ophé me dit J’ai peur de me faire électrocuter par l’eau, je fais ce que je peux, avec ce que j’ai de disponible, pour réagir. Je réponds bêtement que non, la mer, elle est pas connectée à l’électricité et que, du coup, c’est pas possible.
Les copines, au large, s’impatientent. Ophé ne bouge pas. Moi, je décide de les rejoindre. On revient vite, t’inquiète. Après tout, c’est le premier jour des vacances.

Je n’ai pas repensé à cet épisode depuis une dizaine d’années. J’ai perdu de vue Ophélie comme j’ai perdu de vue toutes les autres. J’ai quitté la ville où j’ai grandi pour sauter dans le Grand Bain Parisien. Quand je rentre voir mes parents chaque Noël, je croise alors, au détour d’un rayon du Auchan ou à la boulangerie, des visages familiers. La plupart du temps, j’arrive à les éviter. Dans les magasins, je choisis soigneusement la caisse où payer. Je marche d’un pas assuré au marché pour éviter qu’une main chaleureuse sur l’épaule me retienne. Je m’installe au fond de l’église à la messe. Je fais mine d’être occupée quand j’attends le bus qui me ramène la gare. Oui, je suis devenue une experte en esquive du passé.

Il m’est arrivé une fois de baisser la garde. Bêtement. La veille de Noël, je m’étais rendue compte qu’il allait me manquer de cigarettes. J’avais décidé d’aller au tabac-presse, en face de la mairie. En sortant, cartouche à la main, j’étais tombée sur un mec qui avait dû, je crois, partager ma classe en première ou en terminale. Il m’avait parlé de lui, s’était extasié de ce qu’on a changé, ça fait longtemps. Il était fier. De son job de consulting. De ses soirées arrosées. Du succès qu’il avait auprès des filles. Il était souvent en mission à Paris et m’avait proposé qu’on se voie la prochaine fois que je monte à la capitale. J’avais été polie. J’avais dit ok et à bientôt

En marchant en direction de chez parents, j’avais ressenti une envie dingue monter en moi. Envie de prendre le premier train, de rentrer chez moi, de reprendre le cours de ma vie.

La première année de mon installation à Paris, je venais tout juste de passer le bac. Je ne connaissais personne et, pour être honnête, Paris me faisait peur. J’avais passé un an à ne pas sortir le soir, à ne pas oser m’arrêter dans la rue. Puis, après le premier été, j’étais sortie de mon cocon. La fac m’avait permis de constituer un tissu d’amis. Des amis de circonstance. Ils m’emmenaient à droite à gauche. Petit à petit, je me mis à cocher toutes les cases de ce qu’il fallait avoir fait. Une soirée dans les catacombes. Un pique-nique aux buttes Chaumont. Du vélib, un peu ivre, très tôt le matin. Et je pris le rythme du quotidien. Marcher vite, ne jamais s’arrêter, ne jamais avoir le temps. 

Je restais néanmoins une étudiante studieuse. J’avais vraiment envie de réussir. Et j’ai réussi. À la fin de mon master, une maison d’édition prestigieuse, que j’harcelais depuis un petit moment par mail, me rappela. Je devins l’assistante d’une éditrice qui incarnait tout ce que je voulais être. Je décidai de lui donner corps et âme. Et cela pendant 6 ans. Elle avait tout de moi : mon admiration, mon attention, mon temps. Et ma vie entière gravitait autour d’elle : mes ambitions, mes peurs, ma soumission. 

Cette année, j’ai dit à mes parents Noël, je ne le passerai pas avec vous. Ils ont bien compris. J’ai quitté mon poste il y a deux semaines. Je ne tenais plus et comme dit mon père, c’est pas tenir si tu tiens avec des médocs. La première semaine de chômage, je suis restée dans mon lit, à scroller sur mon téléphone. La seconde, j’ai rendu mon appart et je me suis décidée à partir en vacances. Je suis incapable de vous dire depuis combien de foutues années j’ai pas pris de vacances. J’ai choisi, sur un coup de tête, une destination. Comme ça. Madagascar. À mes proches, j’ai dit Madagascar, car j’ai lu un super beau bouquin dessus. La vérité, je suis tombée sur Instagram sur une belle fille qui est partie en vacances là-bas. Elle avait l’air heureuse et je veux l’être. 

Mais voilà donc, cul sur un banc en acier à attendre que l’embarquement débute et bam, Ophélie, la plage, l’électrocution. Tout ça me revient d’un coup en pleine tronche. Et quelle tronche !
Je fais peur, j’évite les miroirs. J’ai mal au bide et me rends compte que cette sensation est là, au creux de mon ventre, depuis plusieurs années. Je voulais prendre une photo pour l’envoyer à mes parents. Je pars. Un peu comme j’avais fait dans le train qui m’avait propulsé à Paris. Mais je n’arrive pas à me bouger.

J’attends que l’annonce de l’embarquement tombe comme un couperet. Et je sais que ça va arriver. J’ai tout fait pour. J’ai payé, j’ai fait ma valise, je me suis enregistrée.
Moi, si faible, si proche du départ, je me dis, putain. Si j’avais là, une pote, à qui je pourrais dire, je peux pas, j’y arrive pas. Et qui me dirait un truc du genre, T‘en fais pas, Banale. Partir, ça va pas te tuer.