On a retrouvé le corps à quelques mètres du chemin piéton. En cherchant une balise, les élèves ont d’abord aperçu des baskets jaunes, dépassant d’un buisson. Pas eu le temps de spéculer. Les élèves savent, sans même lever la tête, que le corps provient du Pont des suicidés.
Le pont relie les deux collines de la ville. Il avait été construit durant l’été 1962 pour fluidifier la circulation et permettre aux habitants du quartier du plateau d’accéder plus facilement au centre de la ville. À l’époque, elle attirait beaucoup de ruraux, venus trouver un emploi dans cette aire dynamique. Des lotissements émergeaient à vue d’œil, on ouvrait des classes, on agrandissait l’hôpital, on construisait une salle de spectacle.
Le pont était venu élever la ville. Plus besoin de descendre dans la vallée. L’édifice de béton la surplombait d’une quarantaine de mètres. Moins de bouchons, un temps de trajet plus court. Une réussite. On le prit en photo, l’imprima sur des timbres et il manqua de peu, à quelques voix près, de devenir l’emblème de la ville.
Dans les décennies qui suivirent, les environs furent aménagés. La vallée devint une promenade verte. On y courait entre midi et deux. On venait faire du vélo en famille le dimanche. Le soir, une autre population s’y faufilait. Une équipe de nettoyage fut mandatée pour venir, chaque matin, ramasser les mégots, canettes, préservatifs et seringues.
À la fin des années 1970, le visage de la ville changea peu à peu. Au début, seuls les jeunes adultes désertèrent les lieux, attirés par l’animation d’une métropole à une centaine de kilomètres. On avait voté pour un maire, par habitude et par sympathie. Il ne sut pas réagir quand deux grandes usines de la ville fermèrent leurs portes. Ce fut alors au tour des couples d’actifs, avec enfants en bas âge, de prendre le large. Dans les lotissements, les maisons presque neuves demeuraient vides.
Comme un coup de grâce, au début des années 2000, en plein centre-ville, le magasin la Fnac ferma ses portes.
Aujourd’hui, ceux qui restent sont attachés au territoire, par choix ou malgré eux. Ce sont des retraités, des chômeurs ou des fonctionnaires. Les autres sont partis. Et si certains ont trouvé la force et les moyens de quitter la ville, d’autres se résignent à s’y tuer. Le pont, facilement accessible et d’une hauteur qui promet mort certaine, devient Le pont des suicidés.
Quand on en parle pour la première fois, l’image provoque des frissons. Mais peu à peu, l’appellation entre dans le langage courant. On se donne rendez-vous au, on habite pas loin du, il y a du verglas sur, … Le pont des suicidés.
En dessous du pont, il y a toujours la coulée verte. Les élèves du collège Jean Rostand et du lycée Rousseau savent qu’ils peuvent y trouver, lors des courses d’orientation, des corps inanimés. Dans la cour, on raconte, on pimpe le récit en se permettant des fantaisies. L’histoire d’un ami d’un ami d’un ami.
Si on s’habitue vite au tragique, on garde pour autant un seuil de tolérance.
En 2024, trois personnes sautent du pont à moins d’une semaine d’intervalle. Trois jeunes. Pour la municipalité, c’en est trop. Un groupe de travail est constitué. Il y a des représentants, des experts, des ingénieurs, un urbaniste.
On fait des plans. On fait aussi des calculs, dont certains s’avèrent plus utiles que d’autres. La phrase : Le temps de chute d’un corps vertical, du bord du pont jusqu’au sol, est d’environ 3,01 secondes est supprimée du compte rendu final.
En novembre, la décision est prise : sur le pont, on installera des grilles hautes, pour empêcher les gens de s’y jeter.